Ah, l’amitié. Ce mot majestueux qu’on pare de guirlandes émotionnelles, de souvenirs tendres et de photos mal cadrées. Un lien sacré, noble, presque mythique.
Chez moi, l’amitié prend souvent la forme d’un congénère trop enthousiaste qui me renifle l’arrière-train avec l’insistance d’un douanier moldave en fin de carrière. C’est direct, franc, sans préambule ni poésie — une sorte de “je t’aime” version pâtée tiède et haleine douteuse.
Et pourtant, ça marche. J’ai des amis. Pas une meute, non — juste la crème des lourdauds. Une bande molle mais fidèle, faite de poils, de bruits douteux et d’une compréhension mutuelle fondée sur le regard flou et la sieste synchronisée. On se dit peu, mais on partage l’essentiel : un coin d’ombre, une flaque fraîche, une miette oubliée sous la table basse.
Les vraies relations n’ont pas besoin de mots
Prenez Litchee, par exemple. Un canidé au regard vide, aux ambitions limitées, au charisme d’une frite molle. On s’est croisés un jour au pied d’un arbre. Trois heures plus tard, on y était toujours. Pas un mot. Pas un mouvement. Une connexion pure. Presque spirituelle. Deux statues vivantes, unies dans la glande. Ce jour là, un lien s’est tissé. Solide. Inexplicable. Basé essentiellement sur l’inaction.
Pouic, ensuite. Croisement improbable entre un Bouvier Bernois et une Mulle Corse. Il a la démarche d’un tapis à poils longs et la grâce d’un ressort usé. Avec lui, courir, c’est pas un sport, c’est une philosophie floue. On part en trombe sans savoir où, on s’arrête au bout de huit mètres pour contempler une feuille, puis on repart en crabe.
C’est pas un footing, c’est une quête intérieure avec halètements. C’est pas du sport, c’est du taoïsme canin.
Et puis les autres…
Simone, la demi-sœur avec qui j’ai une relation de politesse héréditaire. On s’est découverts sur le tard, un peu comme deux héritiers qui se retrouvent à la lecture du testament.
Serge, le stratège de trottoir, capable de flairer une merguez à travers un mur porteur.
Francis, notre doyen, qui sent la naphtaline et la sagesse. Il ne parle jamais, mais son regard dit : « J’ai vu l’hiver 2018. Toi, non. »
Prince, le bulldog culturiste. Il a des biceps dans les babines. Je suis persuadé qu’il fait du gainage en cachette.
Et la meute mythique : Tortank, Harry, Tony, Violette, Simba, Rose, Miette, Ticoeur… Un commando de bulldogs dormeurs. Des légendes de canapé. Des gardiens du territoire, à condition que le territoire soit moelleux.
L’art de ne rien faire ensemble
Pas de messages vocaux, pas de “tu m’as ghosté”, pas de brunch pour “se reconnecter”. Juste deux carcasses allongées, respiration lente, yeux mi-clos, comme deux vieux majordomes en fin de contrat. Parfois un rot discret. Parfois un soupir à deux. Le tout dans un silence chargé d’affection passive.
L’amitié vraie ne s’écrit pas. Elle ne se poste pas. Elle se vit dans la pause. Dans la chaleur d’un coussin partagé, dans l’absence volontaire de réaction quand un chat traverse la rue. Parce qu’on sait. On est ensemble. On n’a rien à prouver. Et c’est précisément ce rien-là qui compte.
Je n’ai jamais fêté l’anniversaire d’un ami. Je ne sais même pas s’ils ont une date de naissance. Mais on s’aime. À notre façon : maladroite, poilue, sonore, un peu baveuse, mais toujours sincère. Et si un jour je vous grogne dessus, camarades, c’est juste ma manière de dire “je t’aime mais dégage, c’est ma place”.
Vous, les bipèdes, vous compliquez les choses
L’amitié chez vous, c’est devenu un job à mi-temps. Faut liker pour exister. Faut répondre vite, mais pas trop. Faut entretenir, relancer, planifier, valider. Vous avez transformé l’amitié en dossier Excel émotionnel, avec relances automatiques et indicateurs de proximité.
Vous vous dites “on s’appelle vite ?” sans y croire, vous envoyez des flammes sur Instagram pour garder la face, et vous organisez des dîners qui ressemblent à des conseils d’administration sentimentaux.
Nous, on se renifle une fois, on s’accepte ou on s’ignore. Si ça passe, on partage une gamelle. Si ça coince, on s’éloigne sans bilan émotionnel. Et quand on s’aime, on ne s’envoie pas de messages. On se regarde fixement pendant une heure, chacun perdu dans sa torpeur, regard dans le vide, comme deux colocataires en burn-out qui partagent un loyer et une gamelle humide. Deux âmes tranquilles qui n’ont rien à se dire et tout à se donner.
Vous cherchez à nourrir vos relations. Nous, on les digère tranquillement.
Apprenez de nous, bipèdes stressés :
– Moins de textos à minuit, plus de silences confortables sur le même canapé.
– Moins de “on s’appelle vite ?”, plus de balades sans but, côte à côte.
– Moins de likes sur des stories, plus de vraies présences sans rendez-vous, sans pression.
– Moins de “Coucou toi 😘”, plus de silences qui font du bien.
– Moins d’excuses, plus de présences spontanées.
Parce que parfois, être là suffit. Sans agenda. Sans filtre. Sans Wi-Fi.
Parce qu’au fond, l’amitié, la vraie, c’est pouvoir s’endormir côte à côte, en confiance, sans avoir à meubler. C’est ronfler à deux, comme deux frigos fatigués, chacun dans sa bulle, en se disant sans un mot : “T’es là. Et c’est tout ce qu’il me faut.”
Par Raymond de Rennes, spécialiste du contact physique non sollicité et philosophe de canapé.